Lorsqu'une chambre en ville devient métaphore d'un processus artistique

 

Le temps d'une performance, ce samedi 4 octobre 1997, de 16 heures à 20 heures, l'appartement privé et l'atelier de

Christophe Trépier

devenaient lieu public, simultanément consacrés à l'exposition d'oeuvres personnelles, et à la poursuite d'un processus de création jusqu'au principe qui le fonde :

 

la dissolution de l'image

 

Reconstitution (le couloir d'entrée)

 

Le couloir d'entrée, -sorte d'introduction à ce principe de dissolution- présente un fac-similé de mur ou palissade recouvert d'affiches à demi-déchirées, à demi-recouvertes, celles que l'on peut croiser à un détour de rue.
Fac-similé, car il s'agit d'une reconstitution, comme l'on y procède pour cabanes préhistoriques, ateliers d'artistes ou temples grecs. Les images ont été lentement choisies, traitées presqu'avec douceur, les déchirures ne paraissent pas agressives car leur poésie hasardeuse évoque plutôt une érosion naturelle, propre à la ville. Si l'on use du terme de "sauvage" à ce propos, pour rappeler que le collage et le "déchirage" d'affiche échappe à tout contrôle, ce te
rme ne vaut plus ici.
Paysage, ni plus ni moins, paysage urbain du promeneur urbain.
Emblème de la cité, ce mur d'affiche a été précieusement encadré de suites de signes primitifs, signes d'avant les mégapoles mais qui toujours se retrouvent sur nos parois et qui toujours encadrent notre humanité.

Le cabinet de l'auto-collectionneur

Au bout du couloir, s'ouvre le clair cabinet d'un collectionneur amateur. Ou mieux, d'un auto-collectionneur. Car les oeuvres qu'il y expose sont ses propres créations. L'artiste présente par cette attitude "calembour", par cet acte autarcique, l'aventure artistique comme une chaîne dans laquelle tout un maillon correspond à une image ou à une attitude.Sorte d'oeuvre d'art en "kit",où sont déployées les étapes possibles à la production d'une
oeuvre d'art - de l'achat du matériau à sa mise en forme, de l'exposition de l'oeuvre à son usure (ou patine du temps, dira-t-on), à sa circulation et reproduction photographique, jusqu'à son autodafé.
Les affiches du couloir d'entrée (non visibles sur le cliché ci-dessus, n.d.l.r) peuvent être vues comme contexte historique, contexte sociologique du temps de la cré
ation, les images que l'on découvre ensuite sur les murs du cabinet, (faites de traces de peinture, ticket de caisse et coulure de savon) nous font entrer dans de curieux parallèles entre situations artistiques et situations commerciales.

L'histoire de Sophie

Un ticket de caisse, enfermant sous son encre rouge à peine lisible un prénom, un produit, une date et un prix, devient le point d'orgue d'une rencontre entre un artiste pratiquant, son matériau de prédilection (le savon), et une caissière, Sophie.

Sophie : un prénom, arraché à l'anonymat des supermarchés, où, dit Christophe Trépier, tout est tenté pour recréer "un monde parfait" : libre disposition des choses, musique douce..." et où rien ne ressemble tant à un désert sentimental.

Sophie serait-elle la muse inspiratrice du peintre ? Autour d'elle, les coups de pinceaux peuvent n'être qu'indices, la coulure de savon que témoin d'une gestation. La forme est "en constellation", monde en devenir. C'est le croisement inattendu, et pourtant obligé, entre la matérialité de l'objet d'art et toutes les promesse qu'il contient.

   

Les figurines de savon

Formes achevées, cette fois, les petites sculptures de savon, régulièrement disposées sur cet autre mur du cabinet sont d'une préciosité et d'une fragilité attendrissante. Elles sont déjà marquées dans leur transparence des premières fissures de désagrégation alors que l'allure d'un autre âge, d'une autre contrée, nous les imposait comme inébranlables.
Ici, toutes les origines ont leur place, des lointaines aux plus proches. Babiole solennelles (colifichets, boucles à cheveux, formes anthropomorphiques ou encore outils dont on aurait oublié l'usage), elles confrontent tous les temps sans nostalgie parcequ'elles prouvent quelque chose comme l'unicité du genre humain ; discrets hommages au minuscule, elles limitent l'envahissement de nos espaces. Leur nombre ne se multipliera pas : elles ont vécu leur disparition. Effacement en douceur où le feu a été la gomme. Avant cela, leur fantôme photographique présent à leurs côtés avait déjà réduit leur volume à des surfaces glacées.

Collection en dissolution

 

D'ordinaire, l'objet d'art possédé, protégé, donne, par sa présence, une dimension tangible au temps, il conforte le mythe de la culture et de l'art sanctifié par le temps ; il signale le désir d'échapper à la destruction du temps... Mais on sait la vanité de toute chose, mais on sait l'utopie de la durée.Pour en finir avec l'idée d'une collection, désir-sans-fin-de-possession-sans-fin, c'est le collectionneur lui-même qui s'occupa de la faire disparaître, ce samedi 4 octobre 1997, pour tenter de remplacer l'impossible conservation par la durée imaginaire mais dans un état d'évanouissement permanent.
C'est l'oeuvre-souvenir qui sera le remède à l'incompressibilité des choses ;

Quoi d'autre possible lorsqu'on se soucie de l'envahissement de l'espace Par r les images et les objets dont la multiplication nous prive de leur sens ? Quel autre m
oyen plus radical permettrait ainsi de conjurer la fuite du temps et la déliquescence des choses, mieux que cette destruction anticipée ?

En prenant les devants, l'artiste a inscrit dans le seul temps les oeuvres qu'il a formées depuis 1991, les fondant en pensées et en actes ; elles ont pris place dans le regard et la mémoire des quelques visiteurs dépositaires de la collection disparue.

Préférer, au désordre de la matière, la purification dans la seule pensée.

Yolande Magni
Historienne de l'art

 

Savon en bronze
(à la cire perdu)